Par Le Figaro
Le naufrage de l’enseignement professionnel met en danger les savoir-faire français. Pâtissiers, menuisiers ou plombiers compétents sont une espèce en voie de disparition.
Il est 14 heures et le service bat son plein dans ce restaurant de Tours. Mais le commis rassemble ses affaires. Il a effectué ses heures, et son père l’attend dehors pour vérifier qu’il n’est pas exploité par son nouvel employeur. La scène est classique. Des jeunes sortant de lycée professionnel sans connaître les bases du métier, et sans la moindre motivation pour l’exercer. Mais parfaitement experts en droit du travail. Patron d’une petite entreprise de bâtiment, Michel Terrier se souvient d’un jeune sortant d’un CAP de couvreur : «Sur le premier chantier, nous l’avons vu blanchir, raconte cet homme désabusé. Il avait un vertige épouvantable. Mais il ne s’en était pas rendu compte lors de sa formation : par mesure de sécurité, on ne les faisait pas monter sur des toits mais sur des plans inclinés au ras du sol. Deux ans de perdus pour lui, pour la collectivité. Il s’est trouvé un petit emploi dans un supermarché.»
Luc Chatel l’a martelé : son ambition est de «revaloriser les filières professionnelles». Une urgence pour la nation, puisque ces filières accueillent un jeune sur trois. 703 000 en lycée professionnel, dont 180 000 dans des établissements privés, et 400 000 en apprentissage. Ces jeunes sont les futurs artisans qui entretiendront nos maisons, répareront nos voitures, nous coifferont et nous nourriront. Ils sont ceux qui perpétueront des savoir-faire dont la France s’honore : tapisserie, ébénisterie, pâtisserie ou dorure sur bois. Mais ils sont les mal-aimés du système scolaire, ceux dont les enseignants ont dit «il faut l’orienter» – n’importe où, d’ailleurs, vers un de ces métiers que les professeurs ne connaissent pas.
La réforme du bac pro y changera-t-elle quoi que ce soit ? Le diplôme est délivré en trois ans, au lieu de quatre, pour mieux attirer les élèves qui s’arrêtaient jusque-là au CAP, voire les pousser jusqu’à des études supérieures. Première victoire selon la Rue de Grenelle : le taux mirobolant de réussite au baccalauréat 2009 s’explique par le grand bond en avant des filières pro, passés de 77 à 87 % de réussite grâce à l’introduction d’un oral de rattrapage. La quantité ferait-elle la qualité ?
Destruction des savoirs professionnels
Revaloriser les filières professionnelles alors que la loi d’orientation sur l’école se donne comme objectif 50 % de diplômés du supérieur et que les politiques ne jurent que par «l’économie de la connaissance» relève de la gageure. Bernard Glatigny est menuisier. Il est l’auteur de Vers une France sans artisans (Albin Michel), un ouvrage qui explore tous les renoncements menant à la destruction des savoirs professionnels. «J’en veux aux conseillers d’orientation, s’énerve-t-il. On a conçu un système où tous les jeunes sont condamnés à faire des études supérieures. On garde les plus mauvais pour les métiers manuels. Il y a des jeunes brillants, qui ont un projet, et qu’on dissuade d’aller en formation professionnelle.»
L’orientation relève des professeurs de collège et des conseillers d’orientation, qui ne connaissent pas le monde de l’entreprise, et en ont une vision souvent curieuse… Le cuisinier Alain Chaplin, propriétaire du Moulin Fleuri à Veigné (Indre-et-Loire), se souvient par exemple d’avoir lu sur la fiche d’orientation d’un de ses stagiaires : «Tout juste bon pour l’hôtellerie.» Idéal pour motiver un jeune.
Christian Morfaux était professeur certifié en lycée professionnel avant de monter son entreprise de métallerie. «J’amenais les professeurs de français visiter nos élèves lors de leurs stages en entreprise, raconte-t-il. Ils étaient horrifiés. Ils les voyaient noirs de suie. Pour eux, c’était Zola. Ils ne comprenaient pas le plaisir, la fierté, de devenir quelqu’un de capable, de fabriquer quelque chose.» Par-delà les déclarations du ministère de l’Éducation nationale sur «l’égale dignité» des filières professionnelles, la politique d’allongement des formations révèle l’incompréhension de l’institution à l’égard du monde de l’artisanat.
«J’ai quitté l’Éducation nationale, explique Christian Morfaux, parce que les inspecteurs voulaient toujours plus de théorie. Forcément, un bout de craie et un tableau coûtent moins cher que des machines. Mais ce n’est qu’en se mettant devant l’ouvrage qu’on se confronte au réel. Dans un atelier, quand un geste est mal fait, ça ne pardonne pas.»
Bernard Glatigny, pour sa part, est encore plus sévère. «Le niveau de formation est nul, tranche-t-il. L’an dernier, un candidat au bac pro sur dix tenait la route. Nous avons eu une réunion avec le recteur : 85 % ont été reçus. On leur donne le diplôme, ce qui les fait monter mécaniquement dans la grille de salaire. Ils “valent” 1 500 euros net par mois, mais ils sont parfaitement incompétents. Au bout d’un mois, ils abandonnent parce qu’ils ne s’en sortent pas.» De fait, à l’époque où ces artisans ont préparé leur CAP en lycée professionnel, il se faisait en trois ans, avec neuf mois de stage. Aujourd’hui, il se prépare en deux ans, dont trois mois et demi de stage.
Tous les artisans et entrepreneurs, bien sûr, ne sont pas aussi sévères avec les lycées professionnels. Mais beaucoup plébiscitent l’apprentissage, tout en reconnaissant qu’il peut y avoir des ratés, mauvais tuteurs, apprentis livrés à eux-mêmes… Leur argument : la formation est mieux adaptée aux réalités du terrain. Encore faut-il s’entendre sur la notion d’adaptation.
Le cas du CAP de cuisine est emblématique des errances d’une formation professionnelle qui veut à tout prix répondre aux demandes des grandes entreprises, quitte à tuer un peu plus l’artisanat. «Les diplômes ont été rénovés selon les demandes des grands groupes hôteliers et agroalimentaires, explique Alain Chaplin, qui est également conseiller à l’éducation technologique pour le lycée hôtelier d’Indre-et-Loire. On a supprimé de l’examen les vieux savoir-faire, sous prétexte que les employeurs auront besoin de gens sachant décongeler des produits tout préparés.» Une façon de rendre les futurs cuisiniers toujours plus dépendants de l’agroalimentaire. Et de fragiliser un des fleurons de l’identité française.
« Un message d’espoir »
Dans ce sombre tableau, tout le monde ne baisse pas les bras. Alain Ducasse, le chef multi-étoilé, se refuse à accuser l’Éducation nationale et prône plutôt la responsabilisation des entrepreneurs. «Il faut arrêter de croire que l’État peut tout, plaide-t-il. La formation est une vocation, elle nécessite du temps et de l’énergie, mais c’est aux artisans de créer les conditions de la transmission.» Celui qui a essaimé des disciples dans le monde entier a choisi de ne pas subir. Non seulement il a ouvert à Argenteuil une école de formation continue, mais il a mis en place, de 2000 à 2008, des séminaires «à l’intention des personnels enseignants des lycées technologiques et professionnels de l’hôtellerie et de la restauration». Ou quand le privé se prend en main. «Ce qui nous manque, ajoute Alain Ducasse, ce sont des dirigeants qui valoriseraient l’intelligence de la main, qui sauraient, comme au Japon, décréter que leurs meilleurs artisans ont le statut de “trésors vivants”. Et des médias pour relayer la noblesse de ces métiers.»
L’investissement des entrepreneurs, le dialogue entre professeurs et artisans, et l’implication des collectivités locales, cela ne relève pas de l’utopie. Le campus des métiers, qui ouvrira ses portes le 14 septembre à Bobigny, est un lieu d’accueil ambitieux pour 3 000 apprentis le plus souvent issus des villes environnantes.
«C’est un message d’espoir pour des jeunes issus de la diversité, plaide Christian Le Lann, boucher, fromager et président de la chambre des métiers et de l’artisanat de Paris. D’abord parce que ces jeunes réalisent des chefs-d’œuvre. Il faut parler d’eux plutôt que de ceux qui brûlent des bagnoles. Parce que l’intégration se fait par le travail, par la relation entre un maître et un apprenti. J’ai formé deux petits Maghrébins à la fromagerie. Ils n’y connaissaient rien. Il faut les entendre, maintenant, parler des fromages français !» Une œuvre moins médiatique, certes, que les filières ZEP mises en place à Sciences Po, mais au moins aussi importante. Aux entreprises, donc, et aux artisans de jouer le jeu. Et de s’intéresser aux enjeux cruciaux de la transmission de leurs savoirs.